Pendant que la Caldécie se demande ce que sont ces vaisseaux fantômes qui naviguent non loin de ses côtes…
… à l’autre bout du monde, on se réjouit. A Mitris, capitale Kinosh, c’est l’effervescence. On y rencontre Azalon, l’autre narrateur de ce récit à deux voix, qui apprend la bonne nouvelle :
L’aube effleurait à peine le ciel, parant les nuages d’un liseré d’or, faisant pâlir les étoiles, lorsque Anton pénétra dans ma chambre.
« Pardonnez mon intrusion, sieur Azalon…
— Par la Dame, Anton, s’il n’y a pas le feu à la maison, tu vas regretter de m’avoir réveillé ! »
Je m’étirai et replaçai mes coussins pour m’asseoir dos à la tête de lit. En voyant la mine déconfite de mon valet je regrettai aussitôt mes paroles trop acerbes. Encore captif des brumes du sommeil, j’avais oublié comment son ancien maître traitait ce serviteur. La balafre qui lui barrait le visage me le rappelait pourtant tous les jours. Je repris, d’un ton plus doux :
« Allons Anton, ne te fais pas prier, qu’y a-t-il de si urgent qui ne puisse attendre le déjeuner ?
— C’est que vous m’aviez demandé de vous prévenir dès que nous aurions des nouvelles… »
Malgré son air contrit et encore apeuré, un demi-sourire soulevait les coins de sa bouche. Je compris subitement et me réveillai tout à fait.
« Les bateaux ? Les bateaux ont trouvé quelque chose ? »
Anton hocha la tête. Il savait combien je me passionnais pour cette mission d’exploration. Il faut dire que j’étais membre de la Société des technologues, qui avait conçu les navires de nouvelle génération, sensément capables de braver le gyre niché au cœur de l’océan. Piètre concepteur, j’étais en revanche un éminent spécialiste de la faune et de la flore. Qui pouvait imaginer quelles créatures étranges les aventuriers allaient rapporter de leur voyage ?
« Dois-je faire apporter un en-cas, sieur ? »
Tout à mon excitation, j’avais presque oublié la présence d’Anton. Je pris conscience que je m’étais redressé, à moitié nu, et le congédiais d’un geste. J’avais autre chose à faire que de manger. Je hélai Anton alors qu’il refermait la porte.
« Excuse-moi auprès de Martha. Je serai absent une bonne partie de la journée. »
Le valet se retira avec une courbette. Enfin seul ! Je bondis du lit et enfilai une tunique propre. En m’installant derrière mon bureau, j’eus une pensée pour ma pauvre épouse. Je lui avais promis une promenade en ville aujourd’hui. Elle s’en faisait sûrement toute une fête. Je n’avais aucune envie d’affronter le regard triste et déçu de Martha en cette merveilleuse matinée. Pris de remords, je piochai une généreuse poignée de pièces dans mon coffre et les glissai dans une bourse de tissu. Anton lui donnerait pour moi. Elle n’aurait qu’à aller faire des emplettes accompagnée de sa servante. Une nouvelle robe apaiserait peut-être sa déception, mais je le savais : aucune promenade, aucun cadeau ne suffirait à effacer vraiment cette mélancolie profonde qu’elle traînait partout avec elle. J’avais eu le malheur d’épouser une kresta, une femme stérile, condamnée par la Dame à ne jamais porter d’enfant. Par chance, le prochain printemps marquerait les dix ans de notre union. Je serais alors autorisé à prendre une seconde épouse. Martha resterait mienne, profiterait de mon rang et de mes largesses. Grâce à ma nouvelle concubine je fonderais enfin une famille, engendrerais un héritier… J’avais de l’affection pour Martha, mais son incommensurable tristesse m’était parfois insupportable.
Fi de tout cela ! Je tirai de mes dossiers ordonnés avec soin un plan technique que je dépliai avec révérence. La silhouette d\’un navire s’y profilait, tout en lignes gracieuses et épurées. Même ainsi figé sur le papier, le mostarki, bateau-oiseau, dégageait une impression de vélocité, de puissance. J’en parcourus les courbes d’un doigt songeur. Quelle merveille d’ingénierie ! D’autant que, emballé par le projet, Kinosh-bê avait généreusement ouvert les caisses du trésor. En plus des trois mostarkis affrétés pour cette aventure, d’autres étaient en construction dans les chantiers navals. Même en envisageant que l’expédition ne trouve rien, une armada de ces fantastiques vaisseaux nous garantissait la supériorité incontestée en mer et une rapidité d’intervention fulgurante sur toutes les côtes de l’empire. La découverte de nouvelles terres n’était que la cerise sur le gâteau. Heureusement que j’étais seul dans mon bureau : je ne pus retenir une exclamation de joie puérile et inconvenante. Nous avions réussi !