Dacien et ses hommes sont partis en mer, à la recherche des mystérieux navires volants.
Ils finissent par enfin rencontrer ces étranges visiteurs… mais tout ne se déroule pas vraiment comme prévu.
Les ambassadeurs me regardaient, éberlués, attendant que je leur dise que pour marcher il fallait mettre un pied devant l’autre. Plus dégourdis, mes gars étaient déjà au bastingage, en train de caler l’échelle de corde le plus près possible des barques. Les rafiots nous attendaient quelques vingt pas plus bas, cognant contre la coque blanche de la nef au gré des vagues.
Les diplomates comprirent enfin qu’il était temps d’envisager que cette civilisation nouvelle n’avait peut-être pas d’intentions amicales. Ils se ruèrent vers l’échelle, et se disputèrent la place pour être le premier à déguerpir de là. J’en aurais bien fait autant, mais j’étais le fameux type qui savait ce qu’il faisait, et ce type-là était sensé maîtriser la situation et partir en dernier. Je rongeai donc mon frein et organisai avec autorité la répartition des ambassadeurs avec leurs escortes, afin que chacun regagne en ordre son propre navire. Je ne voulais pas qu’on se retrouve avec une barque remplie de ronds de cuir, incapables de prendre une rame par le bon bout.
Le navire monstrueux était encore à un demi-mile de nos vaisseaux, au moins. Pourtant, un de ses canons vomit un boulet, dans un nuage de fumée blanche. Le son me parvint un instant après. Un grondement sauvage, un bruit de prédateur victorieux. Le projectile fusa à une telle vitesse que je ne pus voir l’impact. Lorsque je tournai la tête, la caraque de Nordie présentait un trou béant dans son flanc. Une fumée grasse s’éleva des sabords et de la brèche, puis des flammes jaillirent. Je vis des silhouettes se jeter à la mer. Le navire prit de la gîte et se retrouva couché sur la mer. La houle léchait le pont. Dans une éruption de bulles, de flammes et de vapeur, l’océan avala tout rond le navire caldécien.
« Que… Qu’est-ce qui s’est passé ? bafouilla Gartin.
— Vous le voyez bien. Ils viennent de couler la Marenne.
— Grands dieux, tous ces gens… ils n’ont même pas eu le temps de mettre une chaloupe à l’eau ! »
Gartin me fit presque pitié. Je me demandai s’il avait déjà vu une scène de bataille. Je jetai un œil inquiet à la Vive, notre propre bateau. L’équipage s’agitait dans tous les sens. On nous cria des conseils et des ordres divers, dont nous n’entendîmes que de vagues échos. Le vent soufflait de travers et emportait les voix. Calixte et Hatton nous faisaient de grands signes.
Je me concentrai sur l’acheminement de Gartin, jusqu’à notre barque en contrebas. Les autres ambassadeurs voguaient déjà vers leurs navires respectifs. Ils ramaient avec un empressement digne des fêtes de Chaleur, lorsque les marins de tout Assale se défiaient lors de courses d’aviron.
Une fois Gartin installé, mes hommes descendirent l’échelle à toute vitesse. Arnat et Ivold restèrent figés sur le pont, blêmes, à regarder le monstre s’approcher. Bons dieux qu’il était rapide ! Déjà presque sur nous, il était impossible de ne pas se sentir écrasé par la masse du vaisseau.
« Hé, les traînards ! Pas le moment de bailler aux corneilles, on se bouge ! » hurlais-je.
Une fois Arnat passé, Ivold enjamba le rebord et descendit un ou deux échelons. Puis il marqua une pause.
« On y sera jamais à temps, Dacien. »
Je le savais bien.
Le navire n’en avait plus que pour quelques instants avant d’arriver sur la flottille caldécienne. Je passai à mon tour la jambe par dessus le bastingage et entamai la descente vers la barque. Tout mon petit monde attendait, prêt à partir, les rames déjà dans l’eau, les jointures blanches à force de crisper les mains dessus. Gartin venait de retrouver sa détestable faconde et m’agonit d’empressements de moins en moins polis au fur de ma descente.
Nous entendions désormais distinctement le bruit de l’énorme bateau fendant les vagues non loin, les bruissements de sa voilure, les craquements de ses coques. Les hurlements de joie guerrière de son équipage, aussi.
J’étais à quelques échelons de la barque quand j’entendis mes hommes commencer à murmurer, puis à crier.
« Ces connards se barrent sans nous ! »
En effet. Les quatre navires caldéciens amorçaient une manœuvre pour s’en retourner vers la côte. Nous n’avions déjà pas le temps de les rejoindre avant que l’ennemi ne soit sur nous, mais là ils nous abandonnaient carrément ! Je poussai un juron et sautai directement dans la barque quand, tout soudain, elle ne fut plus là. Poussée par un puissant remous, elle venait de se décaler de plus de dix pas le long de la coque blanche. Emporté par l’élan, je n’eus que le temps de comprendre que c’était trop tard. L’instant d’après, j’étais en train de couler.
Je fus englouti en une seconde, emporté par le poids de mon équipement. Froid. Désorientation. Panique. Mon gambison et mon pantalon de feutre épais absorbèrent l’eau tels des éponges. Mon plastron et mon armement firent le reste : soudain je pesai dix fois mon poids et je me sentis tiré inexorablement vers le fond. Je me débattis pour remonter, mais parvins seulement à faire du sur-place, un effort qui emportait rapidement mes forces. Pas le temps de me tortiller pour enlever les pièces d’armure : d’ici là j’en aurais été réduit à discuter avec les mollusques. Je continuai donc à me débattre de toutes mes forces, luttant contre l’asphyxie. J’entrevis du coin de l’œil une rame non loin de moi. Elle fouaillait l’eau par à-coups : on essayait de me repêcher ! Je tendis la main vers elle. Raté. Ruant de plus belle, je détendis tout mon corps en inspirant malgré moi l’eau qui allait m’infliger une mort atroce. Mais ce qui entra dans mes poumons n’était pas de l’eau, c’était du feu. Je commençai à tousser malgré moi, inspirant plus encore de liquide au lieu de l’expulser. Réflexe stupide. Avant de passer l’arme à gauche, mes yeux se voilant déjà, je crus avoir une vision. Je devais leur dire… leur dire…
Je revins d’entre les morts alors que Ronn et Loan me hissaient à bord de l’esquif. Encore à moitié dans l’eau, je rendis dans une toux douloureuse le liquide qui avait envahi mes poumons. Vivant ! Pour le moment. Je crus ne jamais pouvoir reprendre mon souffle. Un filet d’air parvint au bout d’un temps infini à se frayer un chemin jusqu’à mes poumons endoloris. Je pris conscience que j’étais tiré d’affaire alors que mes deux comparses finissaient de me déposer sur le fond de la barque. Il fallait que je leur dise, mais c’était impossible. Je crachai encore de cette eau salée qui me brûlait de l’intérieur. Agripper le bras de Ronn me fit l’impression de concourir à un jeu de force. Je devais pourtant trouver l’énergie de lui dire ce que j’avais vu, de le prévenir. Je ne lâchai pas, jusqu’à ce que je puisse prendre une ou deux vraies goulées d’air pur. Je soufflai entre deux quintes de toux :
« … marsecs… »